Trains d’Exception: le 1001 Nuits, entre Téhéran et Istanbul

Comme un doux parfum d’Orient Express…

De Téhéran à Istanbul, le train spécial « 1001 Nuits » ressuscite le mythe de l’Orient Express à travers un itinéraire géographique où la Perse s’affiche comme un point de jonction et d’échanges entre l’Orient et l’Occident. 

Texte: Barbara Kan – Illustrations & Photos: Simon Allix

Téhéran – Miroir et capitale du pays, Téhéran est le point de départ idéal pour observer et comprendre la société iranienne, l’islam persan et l’évolution d’un peuple. À en croire les Téhéranais, on a démoli la ville pour moderniser plusieurs coins charmants du Grand Bazar, tracé au cordeau des avenues sans mystère, abattu les anciennes portes. Il y a des villes trop pressées par l’histoire pour soigner leur présentation…

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On vous parle aussi en s’excusant du climat trop sec, des trombes de poussière, du tour de main des voleurs, et de ces courants magnétiques qui rendraient morose et irritable. On vous dit : « Attendez… vous verrez Ispahan, vous verrez Chiraz ! » Tout près du bazar se trouve le palais du Golestan, aujourd’hui devenu musée. Résidence royale des Qadjars construite au XIXe siècle, ses salons scintillants ornés de tapis, de meubles à fanfreluches assurent encore que l’on se trouve du bon côté de l’existence. Si les véritables restaurants sont peu nombreux, c’est que les Iraniens savent qu’ils ne mangeront jamais mieux que chez eux. La cuisine iranienne est d’une subtile simplicité : Fessenjun, poulet aux prunes, eau de rose, glace au safran… Voilà bientôt quarante-huit heures que j’arpente les rues de la capitale et je me rends compte que mon angoisse initiale s’est évaporée. Sur la simple base des images véhiculées par les médias français, je m’attendais, en Iran plus qu’ailleurs encore, à devoir investir ce tragique espace entre les hommes et le noir des hijabs. Pour l’heure, j’ai surtout l’impression d’être dans un pays en pleine effervescence, mais bourré de contradictions. Depuis mon arrivée, les visages sont ouverts et souriants, les femmes élégantes et malicieuses. Un clin d’œil de connivence où la curiosité s’aimante à l’étranger, échappé d’un monde plus doux. À Téhéran, pas de publicités scandaleuses dans les rues et les magazines, le corps fait partie de la sphère privée. Ici, à défaut de serrer la main à une femme, on la regarde dans les yeux. Voile au vent, lunettes de soleil surdimensionnées et maquillage ajusté, les Iraniennes rattrapent leur avenir perdu. En quittant Téhéran, une oppression moite flotte dans l’air, renforcée par l’épaisse fumée de la locomotive qui tracte notre train spécial turc, affrété par une compagnie allemande. À son bord, soixante-dix passagers d’origine allemande, suisse, américaine et asiatique, un staff technique local : petit échantillon du monde en piste vers Istanbul. En l’espace d’une quinzaine de jours, nous allons partager les splendeurs de la Perse antique, échanger nos clichés, un repas à bord du wagon-restaurant, nos adresses, avant de rejoindre nos compartiments privatifs, le temps d’une nuit réparatrice.

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« Il y avait quelqu’un, il n’y avait personne », telle est l’entame de tout conte persan. Enfouie sous huit mètres de terre et de cendres, Persépolis ne fut dégagée, puis fouillée, qu’en 1931. Il est aisé de se figurer la cité au temps de sa flamboyance, à quelque deux mille cinq cents ans d’ici. Au cœur des ruines et des colonnes décapitées, des têtes de taureaux colossales attendent encore leurs oreilles, une gravure d’un vert laiteux conserve, malgré les affres du temps, le souvenir des offrandes fastueuses déposées par une armée d’esclaves. L’ensemble se mêlant dans une sorte d’amertume ambiguë : le malheur
d’avoir été détruite avant même d’avoir véritablement vécu. La capitale aurait été incendiée par Alexandre le Grand en 330 avant notre ère, lors d’une nuit d’orgie. Vengeance ? Accident ? Les historiens en discutent encore…
Au wagon-restaurant… Soleil couchant, livre de poésie persane sur les genoux, j’entame une discussion avec Shapoor, notre guide iranien. D’après lui, l’Orient et l’Occident seraient comme deux frères jumeaux, l’un représentant le corps, l’autre l’esprit, qui se seraient ignorés trop longtemps, oubliant par là même qu’en des temps immémoriaux ils avaient baigné dans un ADN identique. Impossible de regarder vers un avenir commun en se tournant le dos…

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La grande place de l’Imam au centre d’Ispahan. Parmi les nombreuses merveilles de l’art islamique,
en arrière-plan, le dôme de la mosquée du Cheikh Loftallah.
Le trajet Téhéran-Istanbul, que nos reporters ont emprunté, fut en son temps la continuité et le prolongement du tracé de l’Orient-Express qui partait depuis Paris vers Damas et Téhéran. Ce train s’appelait alors le Taurus Express. En Jaune, le tracé historique de l’Orient-Express ; en Orange, le Simplon Orient-Express ; en violet, le TaurusOrient-Express ; en pointillé, le trajet de nos reporters ; en bleu, les lignes adjacentes.

Chiraz est le berceau des premiers empires, le foyer de l’unité iranienne. L’Iran est riche d’un panthéon de poètes ayant réussi à ajuster la prose arabe aux exigences de l’esprit de la langue persane. Au coeur d’un grand jardin d’orangers se trouve le tombeau du poète Hafez. Il est de coutume pour les Iraniens d’invoquer l’âme du poète, de garder les paupières closes tout en pointant au hasard l’une des pages de son recueil. Des versets qui délassent les peuples depuis près de huit siècles. Victor Hugo affirmait en son temps : «nos rêveries et nos pensées sont persanes »… Rarement, dans ma vie, je n’ai éprouvé une telle sensation de sérénité et de connivence qu’en pénétrant dans l’enceinte de la mosquée Chah Cheragh. Toutes les parois du mausolée sont couvertes de miroirs et chaque rayon de lumière s’y reflète par mille éclats. Une fillette de deux ans jette des graines aux pigeons, pendant que d’innombrables silhouettes colorées déambulent dans un calme professionnel. Hommes et femmes prient côte à côte. Les rites chiites consistent notamment à embrasser les portes et à pleurer à chaudes larmes. La scène dégage une ferveur mystique, un malheur tellement exacerbé qu’il semble surnaturel. Comme tous les lieux saints de l’islam, les villes de pèlerinage sont des passerelles jetées entre le visible et l’invisible. À la sortie s’échangent les sourires protecteurs de ceux qui savent souffrir. J’aurais voulu rester ici mille ans…

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Ispahan.Après une courte de nuit à bord du train, on voyait déjà, au petit matin, le bulbe léger des mosquées flotter sur la ville étendue, Ispahan. Une féerie monumentale, qui en vaut le voyage à elle seule. La
place de l’Imam est le centre névralgique de la ville. Les carreaux de faïence émaillée qui recouvrent entièrement l’extérieur comme l’intérieur des monuments, inondent l’architecture d’une large palette de versets et de formules de bienséance. Ses prouesses céramiques également, véritable trait d’union artistique entre l’Orient et l’Occident. Un peu plus tard dans la journée, je flâne dans le Bâzâr-e-Bosorg, construit au XVIe siècle, où il règne une atmosphère d’arrière-monde et d’aventure, avant de me réfugier dans un tchaîkhane (maison de thé). Les Persans disent volontiers « Ghafékhane », bien qu’on n’y serve rarement du café. Prendre tout de même garde à la ligne à haute tension qui traverse le balcon, comme une innocente corde à lessive ! En repartant, un homme moustachu et de petite taille, embrasse son harmonica d’arpèges délirants, pour le simple plaisir de se mettre l’âme à l’envers. Magnifique… Le matin de notre départ, sous le pont de trente arches qui franchit le fleuve Zayandeh Rud (à sec), j’aperçois des silhouettes grandes comme des timbres-poste, s’affairer de part et d’autre ; une armée de bambins s’agite sous des cerfs-volants, riant à bâtons rompus.

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Yazd. Après une traversée de nuit dans le désert, nous partons vers Yazd. Sous la lueur d’une lune ronde et pleine, chaque détail semble participer à la mise en scène du Crime de l’Orient-Express : le tapis élimé du couloir déserté, dont il ne reste que quelques touffes rougeâtres, les larges fenêtres béantes qui ne laissent pourtant passer aucun souffle d’air. Un sentiment de plénitude né du bruit des pompes métalliques qui actionnent les roues de ce train qui m’emmène toujours plus loin. La Perse antique ne fut pas fondée à partir d’une pensée religieuse. Elle se niche aussi dans le mysticisme, le soufisme et ses mémoires zoroastriennes. Fondée par Alexandre le Grand, je m’étais interrogée sur ce gâteau de terre dressé loin, une enceinte carrée, aveugle, dont le sommet crénelé s’élève à trente mètres au-dessus du désert de sel. Sa flamme sacrée, son temple du Feu, alimenté du bois d’abricotier ou d’amandier, est attisée toutes les trois heures. On raconte que cette flamme brûlerait depuis l’an 470. Enfin, ses fameuses Tours du Silence, deux larges collines pierreuses en bordure de la ville. C’est au sommet de ces collines que les pratiquants de la religion zoroastrienne déposaient leurs morts. On peut pénétrer dans ces vastes solitudes, plusieurs fois millénaires par un sentier et atteindre l’intérieur de l’une de ces tours. Silence absolu et soleil vertical. Au-delà, Yazd s’ensable et le pays s’étire comme s’il n’avait plus l’énergie d’en finir, dans une poignante atmosphère d’abandon. Une partie des zoroastriens qui refusa l’islamisation de la Perse resta en Iran, l’autre partie forma une diaspora nommée Les Parsis exilée à Bombay, au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Freddy Mercury en était l’un de ses plus illustres ambassadeurs.

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Istanbul. Tel un cheval de fer fumant, notre train s’élance à travers le Kurdistan iranien, puis turc. Au petit matin, les vitres éclatent sous les projectiles d’une armée de bambins hostiles. Tous les passagers du train sont sommés de s’abaisser à hauteur de tapis. Nulle explication, c’est pratique courante d’après notre guide turc qui nous explique que de toute façon, le «Kurdistan n’existe pas» ! Les carreaux endommagés sont remplacés sur le champ, le train poursuit sa course, l’incident est clos. Escale au mont Nemrut. Serait-ce ici, alors, le fameux point de passage entre l’Orient et l’Occident ? Notre train devient soudain une micro-société ambulante, un compartiment d’Histoire et d’histoires à méditer… Nos derniers jours de croisière trouveront finalement leur apaisement, à travers les mémoires arméniennes de l’île d’Akdamar (région de Van), de la hauteur en Cappadoce (Göreme), avant de pénétrer dans la majestueuse Istanbul, carrefour des mondes.

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